Les mariages forcés ne se déroulent pas en vase clos, mais au sein de familles, de communautés et de sociétés. Afin de prévenir des unions conjugales forcées, il est important de savoir quel rôle chaque membre de la famille joue et comment cette famille est intégrée dans sa communauté migrante et au sein de l’ensemble de la société. En général, les mariages forcés sont souvent associés à une division traditionnelle des rôles et se produisent dans les familles où on accorde une grande importance à l’identité familiale. Bien avant qu’un mariage forcé n’ait lieu, les enfants et les adolescents de milieux traditionnalistes de migrants reçoivent une éducation qui ne vise pas leur intégration dans la société, mais plutôt la solidarité avec leur propre communauté d’origine.

Gentrification et répartition spécifique des rôles

Même lorsque les mères ont encore un emploi par nécessité économique, elles sont les principales responsables du foyer et de l’éducation. Il leur appartient donc souvent de transmettre les normes et valeurs traditionnelles à leurs filles et à leurs fils. Cela reproduit le rôle et les normes de comportements propres à chaque genre. Il se peut aussi que parmi leurs « devoirs » figure également la recherche de partenaires appropriés pour leurs enfants. Dans ce modèle, en revanche, le père joue le rôle du principal pourvoyeur. Il intervient surtout dans l’éducation des enfants lorsqu’elle concerne des sujets extérieurs à la famille et lorsqu’il s’agit de préserver la réputation extérieure de la famille.

L’âge et le genre de ces enfants seront déterminants pour la position et la fonction qu’ils occuperont dans la famille. Dans les milieux traditionalistes, les fils jouissent souvent de plus de liberté et peuvent se permettre plus de choses que les filles. Cette division traditionaliste et fonctionnaliste des rôles au sein de la famille n’est pas une spécificité de certains milieux de migrants, mais a longtemps été prédominante dans les familles « d’Europe occidentale ». Dans l’ensemble, cependant, une telle image familiale est considérée comme relevant d’une autre époque, dépassée et non émancipatrice pour les « sociétés majoritaires d’Europe occidentale ». Par conséquent, les controverses sur des considérations prétendument « culturelles » pour l’éducation des enfants et des jeunes issus de groupes de migrants, par exemple à l’école, font l’objet de vives controverses.

La majorité de la société « décadente »

Inversement, ces milieux de migrants traditionalistes utilisent le mode de vie libéral et individualiste de la majorité de la société d’accueil comme exemple à ne pas suivre. Les femmes à peine vêtues, les jeunes qui fument et boivent de l’alcool, et les contacts entre hommes et femmes en public sont interprétés comme des signes de la « décadence » de la société locale. Leurs propres enfants doivent en être protégés, si nécessaire par des moyens autoritaires. C’est pourquoi les parents tracent des limites éducatives étroites et surtout limitent la marge de manœuvre de leurs filles, au plus tard lorsqu’elles atteignent la puberté. Il s’agit souvent aussi de préserver l’honneur de la famille. L’adhésion et la mise en pratique des normes et des valeurs de la culture d’origine servent non seulement de cadre d’orientation et d’action dans la gestion quotidienne de la vie et dans l’éducation des enfants, mais aussi d’assurance constante de l’appartenance à sa propre communauté migrante. Une personne qui ne dispose au sein de la majorité de la société que de peu de relations de confiance et n’a pas accès à tous les domaines de la vie sociale, sera d’autant plus dépendante de la solidarité des membres de sa communauté. Le prix à payer pour ce « filet de sécurité » est une forte pression de conformité, maintenue par un contrôle mutuel. Le mariage au sein d’une même ethnie est alors une possibilité pour renforcer cette cohésion.

Deuxième génération, assise entre deux chaises

Les enfants issus de l’immigration traditionaliste, qu’ils soient de deuxième ou de troisième génération, se retrouvent souvent dans une situation de tensions considérables. Ils jouent souvent le rôle de médiateur ou de passerelle, notamment lorsque leurs parents appartiennent à la première génération d’immigrés et qu’ils manquent de compétences linguistiques et de connaissances générales sur le fonctionnement de la majorité de la société. Cela peut entraîner des tensions au sein d’une famille, car d’une part, les enfants doivent respecter leurs parents et d’autre part, ceux-ci perçoivent le statut d’autorité de leurs parents comme fragilisé en raison de leur propre avantage en termes de connaissances. Ainsi, en vieillissant, ils commencent à remettre en question le système de normes et de valeurs de leurs parents si celui-ci leur impose des exigences différentes de celles de la société d’accueil. A l’école, les enfants de deuxième et troisième génération apprennent des valeurs sociales telles que l’accomplissement personnel, la réalisation de soi-même, l’autodétermination ou l’indépendance. À la maison, cependant, l’accent n’est pas mis sur les souhaits de chaque membre de la famille, mais sur la solidarité familiale. Toute action individuelle doit être orientée vers les besoins de la famille. En raison de ces priorités pondérées différemment, les enfants peuvent se distancier de leurs parents en accédant à une indépendance toujours plus grande.

Certains parents réagissent à cela par des injonctions et des interdictions plus strictes, de manière à exiger à nouveau le respect mis en danger ainsi que de revendiquer leur autorité de parents. Ils peuvent, à cette fin, tenter de renforcer les liens entre leurs enfants et leur propre culture pour prévenir la menace de distanciation.

Entre Double Vie…

En conséquence, beaucoup de jeunes mènent une double vie pour pouvoir réaliser leurs propres désirs, éveillés et légitimés par la majorité de la société, sans avoir à rompre le lien avec leurs parents. Une expression extrême de cela est le rétablissement de la virginité, qui sera discuté plus en détail dans la rubrique « Sexualité et virginité ».

…et néo-ethnicisation

Cependant, cette distanciation du système de valeurs et de normes des parents n’est pas toujours nécessaire. Si, en dehors de la famille, les enfants ont peu de chance de réaliser leurs aspirations de vie (pénurie d’emplois et fortes expériences de discrimination), se tourner vers leur culture d’origine peut alors être un moyen de gérer la frustration et l’insécurité. C’est ce qu’on appelle aussi l’auto-ethnicisation. L’illustration négative d’une telle « idéalisation » de la culture d’origine (supposée ou réelle) comme contre-modèle de la culture dominante est, par exemple, le comportement de certains hommes de la deuxième génération des banlieues françaises, qui se considèrent comme des gardiens extrêmement répressifs de la moralité de leurs sœurs et des autres jeunes femmes. L’organisation française « Ni Putes Ni Soumises » a montré à un public plus large comment de tels jeux de rôle conduisaient vers la marginalisation de ces jeunes dans la société.

Égalité des chances et sensibilisation

Sans amélioration structurelle des conditions de vie des personnes migrantes défavorisées, les appels à l’intégration volontaire et à l’émancipation ont également peu de chances d’aboutir. Pour que les personnes issues de la migration ne se retranchent pas dans des sociétés dites « parallèles », l’exemple français montre l’importance d’avoir une bonne formation afin d’obtenir un bon emploi et ainsi d’être accepté par la société. Cependant, le travail d’information et de prévention ne doit pas non plus être négligé. Les enfants, les jeunes, mais aussi leurs parents doivent concevoir et comprendre qu’il existe différents modes de vie, qui leur sont également accessibles et envisageables. L’enjeu est également de leur montrer qu’il n’y a pas nécessairement un risque de perte d’identité, mais plutôt des possibilités d’élargir et d’enrichir leur identité en s’ouvrant et en acceptant quelque chose de nouveau. La condition préalable est une certaine ouverture et une volonté d’intégration de la part de toutes les personnes concernées. La tâche de la majorité de la société est de prendre au sérieux les besoins de reconnaissance des jeunes issus de la migration en leur offrant les opportunités d’intégration et d’épanouissement adéquates. Soulignons aussi que des cas connus de mariages forcés parmi des personnes bien formées et instruites montrent qu’un niveau élevé d’éducation et d’intégration sur le marché du travail, entre autres, ne sont pas suffisants. L’égalité des chances, l’éducation et la lutte contre la discrimination sont des conditions nécessaires, mais pas suffisantes.

Identité et intégration du point de vue de la sociologie de l’acculturation

Intégration :

Une personne se sent en sécurité dans son identité d’origine et dans celle de son pays de résidence. L’intégration est donc une double force et montre aussi qu’il s’agit d’un processus mutuel et à plusieurs niveaux.

Assimilation :

L’ancrage de l’identité et de la société d’accueil est fort, l’identité d’origine en revanche est faible, un déséquilibre se produit. L’exigence de l’assimilation n’est plus d’actualité, car celle-ci suppose que les références à la culture d’origine disparaissent complètement avec le temps sous l’influence de la culture du pays d’accueil.

Séparation :

Elle s’exprime quand la culture d’origine est renforcée et que la culture d’accueil passe au second plan. Ce processus a souvent lieu par le biais d’un retour aux traditions, d’une néo-ethnicisation, d’un retour à la religion ou d’une néo-culturalisation, qui sont toutes des stratégies visant à se démarquer.

Marginalisation :

Elle signifie un manque d’intégration double, autant dans la société d’origine que dans la société d’accueil. Les personnes marginalisées peuvent créer des subcultures. Ce phénomène s’observe notamment chez les personnes LGBTI issues de l’immigration (en partie les personnes concernées par les mariages forcés) à la suite d’une non-reconnaissance de leurs droits relatifs à la sexualité par leurs parents et au manque de compréhension face à leur situation délicate au sein de la majorité de la société. Les propos qui suivent sont ceux d’un homme originaire de l’Europe du Sud-Est, ils expriment la pression qui existe non seulement dans la communauté d’origine, mais aussi au sein de la majorité de la société : « D’autre part, les Suisses veulent m’obliger à faire mon coming-out ».

Intersectionnalité dans le contexte migratoire

Dans le cadre d’une gestion de cas holistique, l’analyse des dangers au niveau social prend en compte des perspectives multiples plutôt que des perspectives monocausales ou culturalisantes (voir causes, chap. 3). Ceci est également assuré par une analyse des descriptions, des identifications et des expériences intersectionnelles d’un individu :

Jey Aratnam, (2012). Etude Hochqualifizierte mit Migrationshintergrund (Personnes hautement qualifiées issues de l’immigration), p. 74.